mardi 6 janvier 2015

Bibliothèque centre de vie, mais aussi de vieillissement, et donc pas centre de ma vie. Je scande ces mots avec l'impression (un livre est toujours une impression et plus elle est précise et fine plus elle pénètre dans les interstices du rocher intérieur. Une conversion ou l'abandon de sa conversion ancienne peut éclater en plein soi, en transformant le devenir de chacun, car les mots ont un pouvoir absolument immense chez celui qui est réceptif à leur musique) je scande
Giovanni Battista Langetti, Samson victorieux, vers 1650-1660, détail de la mâchoire d'âne...
Musée des Beaux-Arts de Nîmes
ces mots, dis-je avec l'impression de vouloir faire florès de ces mânes terrifiants que sont les dictatures livresques. Car imprimer est aussi tromper, exploiter, noircir, spolier, taire ou traire, voler. Le livre est une arme à double tranchant, une épée aiguisée pour le cœur et l'âme, qui fouille dans les profondeurs, dans les résections intimes, dans la chair de notre être labile. Et pourtant il y a sous cette chair un ossement, une calcification, un noyau dur en quelque sorte, que dis-je un roc, une espèce de compte en banque aux avoirs gelés, un restant de biens accumulés par des terroristes, une résistance pathologique à la dure réalité. Ou salvifique. Un brin, une brindille même, une graine de moutardier grosse comme une tête d'épingle, le moi imperméable et intransigeant. Le livre entoure ce grain de sable d'une nacre solide, le découvre à sa fonction primordiale, le nourrit de ses excrétions fatales.
Oui nous sommes transformés parfois même transfigurés par un livre. On a parlé de biblio-thérapie. Mieux vaudrait parler de biblio-cure. Car la catharsis induite par un bon livre (mais un livre peut-il être bon pour tout le monde à la fois, il est plutôt éclectique dans ses affinités électives et ses cultures cibles) est comme la symbolique du mythe fondateur, elle informe (dans le sens premier de donner une forme à) le cœur et nettoie les artères. Lire un livre, c'est -image usée- voyager dans un univers miniature, nous sommes des Gullivers minuscules dans un monde de géants, les années passant nous voyons quelque grandeur là où il n'y en a parfois plus, nous pataugeons dans la fange et côtoyons le firmament. Une sorte de catalepsie nous saisit si nous révisons notre route, la route. La jungle nous absorbe. Le livre nous tue.
... mâchoire d'âne pour perpétrer une mort intellectuelle, pour ainsi dire...
Luis Fernandez, Le Crâne, 1984, Musée des Beaux-Arts, Dijon
Métier de doux aloi que celui de bibliothécaire, de facture authentique, métier de verves contenues, de satins alanguis. Adoubé par les volumes austères des encyclopédies dans le froissement hâve des pages envolées des pensées éparses que tu classes à moitié, toi, bibliothécaire tu fermes le cercle infini des années dépassées, des théories désuètes, des livres compassés. Tu éloignes et tu tries, tu sais la vérité qui convient à l'époque, tu jauges mais sans juger (tu ne te permettrais pas, sauf si la loi te donne le feu) tu frôles en feulant les concepts glacés.
Ah ! Si seulement tu écrivais le liber librorum, la bibliothèque idéale, la vérité complète. Tu prendrais la retraite. Non tu ouvres une voie avec ta machette aiguisée, tu fraies un passage, bientôt envahi de nuevo par les épiphytes périodiques, par les pensées sauvages qui s'inscrivent à la marge ou se transforment en suppléments et mises à jour des pénombres si belles, si fécondes, si fertiles.
Tu nous fais reprendre confiance en nous, tu nous armes pour résister aux boas constricteurs, tu nous apprends la technique, l'art au sens grec et latin : dresser ses bras au-dessus de sa tête pour pouvoir écarter les spires voluptueux et donc létaux pour notre ascèse de cet habitant des forêts amazoniennes, ce minotaure sombre et glorieux, cet étouffant Décret qui veut nous sur-informer, nous cadenasser dans le profond labyrinthe des œuvres accumulées.
Tu nous sauves quelque part,


mais nous ne t'en savons pas assez gré.

(car bibliothécaire est un métier d'avenir, avec le marcottage du cœur de métier vers la révolution numérique et le multimédia. Ce que j'oubliais un peu dans ces lignes anciennes... que les intéressés me pardonnent...)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire