mercredi 28 septembre 2016

Poème de Rutebeuf, Les plaies du monde



EN SOUVENIR D'UN AMI DE LA PAIX, je publie ci-dessous un poème, long mais tellement vrai, d'un poète du XIIIème siècle.

Rutebeuf 1230 ?-1285 ?

Les plaies du monde

Il me faut rimer sur ce monde
qui de tout bien se vide et s'émonde.
De tout bien il se vide:
Dieu tissait, le voilà qui dévide.
Bientôt la trame lui manquera.
Savez-vous pourquoi nul ne s'entraime?
Les gens ne veulent plus s'entraimer,
car dans leur cœur il y a tant d'amertume,
de cruauté, de rancune et d'envie
qu'il n'est personne au monde
qui soit disposé à faire du bien aux autres
s'il n'y trouve pas son profit.
Rien ne sert de lui être parent ou parente:
un parent pauvre n'a pas de parenté;
parent, il l'est bien, ami, il ne l'est guère.
Nul n'a de parents s'il n'y a mis le prix:
qui est riche a de la parentèle,
mais le pauvre n'a de parent tel
qu'il ne plaigne les frais
s'il reste chez lui plus d'un jour.
Qui a de quoi, il est aimé,
qui n'a rien, on le traite de fou,
On le traite de fou, celui qui n'a rien:
il n'a pas perdu tout son bois,
il lui reste au moins du hêtre - du fou.
Désormais, nul ne revêt plus ceux qui sont nus,
au contraire, c'est partout la coutume:
qui est faible, chacun le plume
et le plonge dans l'ordure,
Fou, donc, qui ne gagne rien
et qui ne garde pas son gain,
car la pauvreté est une maladie grave.
Voilà la première plaie
de ce monde: elle frappe les laïcs.
La seconde n'est pas peu de chose:
C'est aux clercs qu'elle s'attaque.
Étudiants exceptés, les autres clercs
sont tous agrémentés d'avarice.
Le meilleur clerc, c'est le plus riche,
et qui a le plus, c'est le plus chiche,
car à son avoir, je vous préviens,
il a fait hommage.
Et dès lors qu'il n'est plus ainsi son propre maître,
comment peut-il aider autrui?
C'est impossible, il me semble.
Plus il amasse, plus il assemble,
et plus il prend plaisir à contempler ses biens.
Il se laisserait écorcher
avant qu'on pût en tirer un beau geste,
si ce n'est de force:
il laisse dans leur coin les pauvres de Dieu
sans en avoir mémoire.
Chaque jour il amasse jusqu'à sa mort.
Mais quand la mort le mord,
quand la mort vient, qui veut le mordre,
et qui ne veut pas en démordre,
elle ne le laisse rien sauver:
a autrui il lui faut livrer
ce qu'il a longuement gardé,
et il meurt si soudainement
qu'on ne veut pas croire qu'il soit mort.
Il est mort comme un malpropre,
comme l'esclave des biens d'autrui.
Il l'a maintenant, ce qu'il a acheté!
Son testament est sous le coude
d'un archidiacre ou d'un doyen,
ou d'autres de ses amis:
on n'en verra plus trace.
S'il est entre les mains des moines
et qu'ils en prélèvent des dons, c'est le moins possible:
comme dons, ils prélèvent, en le faisant savoir,
vingt paires de godillots
qui ne leur coûtent que vingt sous.
Avec cela, le voilà racheté et absous!
S'il a fait le bien, c'est le moment de le montrer,
car le voilà sur la sellette.
Laissez-le où il est, oubliez le:
s'il a fait le bien, tant mieux pour lui.
Vous n'avez jamais vu si tôt dépensé
de l'argent amassé depuis si longtemps.
C'est que le diable en prend sa part
comme loyer, puisqu'il l'héberge.
Ceux-là sont ses parents qui paraissent au partage.
Les pauvres âmes le paient,
elles en reçoivent le châtiment;
les corps le recevront le jour du Jugement.
Fortune de clerc, fourrure de chien
ne doivent pas prospérer.
C'est clair, les bons étudiants
s'en voient plus que des portefaix.
Quand ils sont à l'étranger
pour acquérir mérite, estime,
honneur pour le corps et pour l'âme,
personne, homme ou femme, ne pense plus à eux.
Si on leur envoie de l'argent, il est léger:
ils font mémoire de saint Léger
plus que de tous les saints du paradis,
car ils ne les comptent pas dix par dix,
les pièces d'or et les pièces d'argent.
Ils sont à la merci d'étrangers.
Ceux-là, je les estime et les aime, comme je dois,
ceux-là, on doit bien les montrer en exemple,
car, en ce monde, ils sont clairsemés.
Il faut d'autant plus les aimer.
La chevalerie est une si grande chose
que je n'ose parler de la troisième plaie
que superficiellement.
Car de même que l'or
est le meilleur métal que l'on puisse trouver,
de même elle est le puits où l'on puise
toute sagesse, tout bien et tout honneur.
Il est donc juste que j'honore les chevaliers.
Mais de même que les habits neufs
valent mieux que les fripes,
les chevaliers de jadis valaient mieux,
forcément, que ceux d'aujourd'hui,
car le monde a tant changé
qu'un loup blanc a mangé
tous les chevaliers loyaux et vaillants
C'est pourquoi le monde a perdu sa valeur.


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