mardi 16 mai 2017

Les abus de l'Eglise vus par Victor H.




 LA SAINTE BOUTIQUE


Si j’allais en Judée, assurément docteur,
J’irais y chercher le fouet du rédempteur,
Le fouet dont il frappa, pour donner un exemple,
Les marchands accroupis qui vendaient dans le temple.
Puis d’un bras vigoureux, sur vos reins, vos jarrets,
O ministres de Dieu, je vous expliquerais,
Je dis l’épicier, dans l’état qu’il exerce,
N’a pas tant que vous la bosse du commerce.

Quoi ? Je vois une église, sur le bord du chemin
Et je n’y puis rentrer que la bourse à la main !
A peine dans un coin, ai-je une chaise,
Qu’aussitôt la loueuse, à la mine en dessous,
Me présente cinq doigts cuivrés par les gros sous.

Mais je n’ai pas fini de fouiller dans mes poches
Qu’un essaim de valets m’environne et s’approche.
L’un quête pour les morts qui n’ont besoin de rien,
L’autre pour les vivants qui se portent fort bien ;
Celui-ci pour l’Église ou pour la Bienheureuse.
La foret de Bondy n’est pas plus dangereuse !

Enfin, las de donner, je m’apprête à sortir
Quand soudain, pour l’offrande, on me vient avertir
Un grand mandrin de Suisse, au mollet équivoque,
Empêche en ce moment la fuite que j’invoque.
Pour mon salut, docteur, cet homme intelligent
Veut que j’aille baiser la patène d’argent.

Mais tout cela n’est rien. Je vais à l’instant
Te montrer un trafic beaucoup plus ravissant :
Ton père est-il défunt ? Veux-tu quelques prières
Pour apaiser là-haut l’inflexible Saint-Pierre ?
En veux-tu pour les morts, pour chasser les esprits ?
Parle ! Fais-toi servir ! Ils en ont à tous prix !

Ils tiennent des Ave, des Agnus, des cantiques,
En gros, en détail, au gré de leurs pratiques,
Du moment que tu paies, ils n’examinent rien.
Ils diront, si tu veux, la messe pour ton chien.
Ils ont un même tarif, là, pour leur sacristie,
Qui règle ici bas, l’entrée et la sortie.

C’est pire que l’octroi car, chez eux, sans mentir,
Il faut payer deux fois, pour entrer, pour sortir.
Ce bien heureux tarif est une œuvre modèle,
Croquenotes, bedeaux, curés, quinquets, chandelles,
Jusqu’au siège boiteux que l’on prend au hasard,
Tout se trouve compté dans leur maudit bazar.

Tu trouves chez eux, grand messe, messe basse,
Messe avec serpents, violons, contrebasse,
Messes avec fauteuils, tapis, chandeliers d’or,
Enfin messes où l’on prêche, où l’on baille, où l’on dort.
Ainsi tu peux, mon cher, te payer à toute heure,
Une messe à ton goût, solennelle ou mineure.

Avec la croix d’argent, la croix d’or s’il le faut,
La prose en faux bourdon et l’hymne en bourdon faux,
Tout comme tu voudras : te faut-il un prélat novice ?
Six abbés, quinze clercs, ils sont à ton service.
Te faut-il un prélat ? Qu’il te soit accordé !
Garçon, faites servir le prélat demandé !

Je n’en finirai pas et l’on viendra me dire :
‘L’Église est en arrière.’ Allons donc, c’est médire !
Trouve-moi dans Paris, magasin mieux monté,
Des commis plus adroits, plus souples, plus futés !
Ne sois pas étonné de ce style nouveau !
On marchande un convoi comme on marchande un vœu.

L’argent, voilà leur Dieu ! Je crois, sans hyperbole,
Qu’ils se feraient, mon cher, fesser pour une obole.
Aussi, quel dévouement, quels sublimes efforts
Quand il s’agit, morbleu, d’emplir leurs coffres-forts
Et comme ils sont ferrés sur les mathématiques,
Quelle adresse à compter, leurs mains sont élastiques !

Avec quel art, quels soins, nos écus massés
Glissent rapidement sous leurs doigts exercés.
Dans le commerce, au moins, marchands en boutiques,
Accordent pour payer trois mois à leurs pratiques
Mais jamais ces faquins, à parler sans Phoebus,
N’ont fait crédit une heure à l’homme sans quibus.

(...)

Ils font argent de tout, de l’erreur, du remords,
Prêtent sur l’agonie, hypothèquent sur la mort,
Trafiquent du secret des femmes et des filles.

Tout sentiment d’honneur ou tout instinct fatal
Est pour eux une affaire, un chiffre, un capital.
Plus de pitié, ma muse compétente
Demande qu’on leur offre à prendre une patente.
Comme donc nos marchands seront patentés,
Et seuls de cet impôt, ils seront exemptés…

Eux qu’en tout et pour tout, la fortune accompagne,
Et qui vendent de l’eau plus cher que du champagne,
Pour moi qui plaide ici pour le pauvre sans Dieu,
Je dis qu’ils sont marchands, juifs et fesse-mathieu
Et de l’Église enfin résume le génie,
J’inscris sur leur portail : « Le Pape et Cie ».

Victor Hugo